Les Rois de la saucisse + Alek Wonderland & Mia Carpenter

L'odeur de barbecue vous a happé. Dès que vous sentez les saucisses, ou les entre-côtes vous arrivez en courant ! Pour organiser un barbecue nous avons aussi besoin de petits cuistots et vous vous êtes porté volontaire. Pour le barbecue vous êtes deux en vous en occuper, vous devez servir les gens qui viennent vous voir et pour vous tenir compagnie, l’organisatrice à pensé à vous mettre à disposition une glacière avec bières, sodas, jus de fruit, eau... Faîtes tout de même attention à ne rien faire cramer, à bien séparer, la viande des légumes pour ceux qui sont végétariens et aussi, ne mangez pas tout.

Nous n'étions pas à Oxford depuis longtemps avec Hope, qu'une invitation avait été déposée dans notre boîte aux lettres, le tout premier courrier d'une longue série qui allait y passer : publicités, factures, tracts, magasines divers, bulletins d'information, cartes postales, etc. allaient parfois cohabiter dans ce boitier métallique qui allait nous obliger à trier les enveloppes selon qu'elles seraient adressés à elle ou à moi. Dépliant ensemble le format A5 à une seule face imprimée, tels des aventuriers qui découvrant la carte d'une chasse au trésor de pirates, nous apprenions que la ville organisait un événement public sur le ton de la convivialité et de l'intégration des plus esseulés dans les différents quartiers. Une date était mentionnée, ainsi qu'un lieu et des remarques complémentaires sur l'heure ou encore les activités au programme sommairement renseignées sur ce flyer.

Nous ne connaissions encore personne dans notre nouvelle escale, ce qui nous poussa à y réfléchir en deux vitesses trois mouvements pour se dire que c'était une initiative intéressante pour faire la connaissance de personnes du même âge que nous et d'y ouvrir ainsi nos répertoires d'adresse en Virginie. Direction la plage au bout du quartier de Bensley pour aller à la rencontre de locaux ou de nouveaux habitants comme nous l'étions. Partis tôt, ce qui signifiait environ 10h30 puisque nous étions de ces jeunes qui considéraient le réveil impossible avant une certaine heure, après s'être habillé de manière décontractée et avoir pris des vêtements de rechange en deux serviettes adaptées au style d'endroit où nous nous rendions, nous nous présentions au stand d'accueil où il nous fut demandé si nous souhaitions aider à la préparation et à l'organisation de la journée. De brefs échanges plus tard et nous occupions chacun un poste à responsabilités.

Hope avait cité ses facilités à s'occuper de jeunes enfants, et c'est spontanément qu'un rôle de surveillante et animatrice de la section pour moins de seize ans lui avait été confié. « On se retrouve plus tard » lui dis-je en m'éloignant pour la laisser dans un milieu qu'elle affectionnait. Guidé par un membre du conseil communal substituant le maire absent pour encore quelques temps - il n'arriverait que peu avant le début de l'ouverture officielle prévue à quatorze heures -, je refusais successivement les boulots qu'il me proposait. A chaque fois, je ne pouvais m'imaginer gérer la collecte de dons ou de caisses usagées destinées à le redistribution pour les plus démunis. Je ne me sentais en rien concerné par ces taches qu'ils tenaient absolument à mettre en avant dans le but d'oeuvrer pour la collectivité, la charité, et bla bla bla. Mon indifférence était totale à cet égard là, et je préférais balayer la proposition d'un geste de la main plutôt que de justifier de manière penaude mon manque de volonté à m'investir.

Nous débouchions sur des terres plus intéressantes, aux fumets enchanteurs qui là me parlaient pas mal ! Un grand dispositif avec une large grille qui recouvrait un bac rempli de charbon prêt à être allumé, avec par dessous un couvercle en cas de nécessité pour conserver la viande non servie chaude; je connaissais ce genre de système. Cet emplacement m'était destiné et comme je craignais ne pas trouver mieux taillé au garçon que j'étais, j'ai serré la main de la femme déjà présente qui disposaient aussi bien des tranches de lard sur des plateaux que des crudités dans des boites en pastique. Les carottes avec les carottes, la salade en plus grand conditionnement et la vinaigrette à ses côtés. J'allais faire la paire avec quelqu'un de méthodique, ce qui était une bonne chose puisque je n'avais pas ce sens aigu du montage et de l'agencement. Par contre piquer un couteau dans la chair d'une bonne grosse entrecôte, il ne fallait pas m'expliquer la démarche à suivre pour ce faire. Je déclinais mon identité à cette femme derrière les fourneaux, gêné de ne pouvoir lui serrer la main qui suintait de graisse animale et de sauce pour mélange. « Alek. Enchanté. » J'acceptais le tablier qu'on me prêta, et me plaça à côté d'elle pour former le binôme de choc de la journée. Je n'avais rien suivi de ces préparatifs, ce qui m'incita à m'enquérir sur la situation au moment de mon arrivée. « Que dois-je faire ? Qu'y a t il encore à prévoir ? A couper ? »

Barbecue ! J’avais vu les affiches en ville et j’avais saisi l’occasion. C’était une façon de rencontrer du monde et aussi de parler un peu de ma boutique. Il faut savoir mêler l’utile à l’agréable !
Je suis arrivée parmi les premiers, j’ai apporté deux plateaux de cupcakes. Pour éviter les allergies, je suis restée dans les classiques : chocolat et vanille. Je les avais décorés avec des petites perles et vu la tête des organisateurs, je pense avoir fait mouche. Parfait !

J’ai ensuite proposée de me rendre utile et j’ai atterrit au barbecue. Bon, je suis pâtissière, pas cuisinière mais par chance je me débrouille. Je ne compte plus les barbecues que j’ai pu faire dans ma vie ! Entre les 4 juillet, les anniversaires, les soirées football ou musique… A Nashville, il y avait toujours une excuse pour passer du bon temps et faire de bonnes grillades. Le bon vieux temps. Je soupire mais retrouve rapidement mon sourire légendaire. Je suis venue ici pour repartir sur de bonnes bases, avoir une nouvelle vie, une seconde chance. Je ne veux pas que les gens sachent que je suis brisée à l’intérieur, en mode rafistolage.

Je souris et je me lance dans l’activité du moment avec entrain. Je commence à sortir ce qu’il faut : la viande d’un côté, les crudités d’un autre, quand un jeune homme arrive pour m’aider. Ouf, je ne serais pas seule !

« Mia. Enchantée, Alek ! Je suis ravie d’avoir un coup de main ! »

Je lui tends un tablier et il prend place à mes côtés. On va faire une équipe de chic et de choc ! Et pour tout dire, je suis soulagée qu’il soit bien plus jeune que moi. Je ne suis pas vraiment à l’aise avec les hommes de mon âge. Toujours peur de paraître stupide, et gênée quand je me fais draguer. Evidemment, ça n’arrive pas tous les jours, mais quand même. Bref.

« Alors, si ça ne t’ennuie pas de faire cuire la viande, je m’occupe de servir ? Et entre deux, si ça te dit, je pensais faire des brochettes. J’ai vu qu’il y avait des pics et c’est toujours sympa, avec un peu de poivrons ou sucrées salées ? Moi, j’adore ! »

Je ne vous avais pas dit ? Je suis une piplette. Je ne supporte pas le silence, ça m’angoisse. Oui, encore un truc qui m’angoisse. Il faudrait peut-être que j’essaie le yoga.

« Tu connais beaucoup de monde ici ? »

Le femme a souri quand elle a appris que je serai celui qui l'épaulerait tout au long de cette journée placée sous le signe de l'amusement et du partage dans cette ville au bord de l'Océan Atlantique. Je me rassure de constater qu'elle ne bouderait pas ma présence, et que nous pouvons donc entamer ce travail collectif autour d'une multitude de nourritures plus alléchantes les unes que les autres. Les mots qu'elle m'adresse après m'avoir renseigné son prénom sont de l'or à entendre. Deux syllabes fermées suffisent à me faire saliver.

« J'approuve à cent pour cent l'idée des poivrons. C'est un crime à mes yeux de s'en priver, c'est le meilleur ingrédient qu'il existe ! »

Mia montre tout d'une femme dévouée dans ce qu'elle fait; ce qui me pousse à penser qu'elle serait la meneuse dans notre tandem qui va voir défiler des centaines voire des milliers de personnes. D'ailleurs je n'estime pas le nombre de convives qui répondront favorablement à l'invitation et ne parviens pas à le présumer d'une fourchette approximative. La raison est claire et se traduit dans la réponse que j'accorde à Mia quand elle pose ses interrogations sur le réseau de contacts dont je dispose en ville.

« Pas du tout. Nous ne sommes arrivés qu'il y a quelques jours avec .. euh .. une fille que je connais. Nous nous sommes installés et n'avons pas encore eu le temps de découvrir beaucoup de choses à Oxtown. On découvre la plage aujourd'hui, dans un coin où nous mettons les pieds pour la toute première fois. En dehors d'Eastview, c'est encore l'inconnue totale pour nous deux. »

Depuis deux semaines, j'ai été habitué à un nouveau rythme avec un quotidien rempli de moments avec Hope. Pas comme ceux qui nous unissaient il y a deux ans, mais tout de même suffisants pour recréer ce caractère inséparable et ce regain complice entre nous. Je me mets déjà à rechercher des yeux celle pour qui j'ai fait des choix; notamment celui immense de faire ma vie avec elle. C'est jusque là le plus parfait des projets qu'il m'a été amené d'entreprendre. Et de savoir que mon ex souhaite également au fond d'elle recoller certains morceaux, sans que je ne sache si elle désire aboutir à nouveau sur une intimité de couple fusionnelle, cela me motive d'autant plus à apprécier chaque épisode de ce nouveau chapitre. Je suis quelqu'un de différent depuis plusieurs jours, et ca se reflète sur mes relations avec cette femme qui dévoile au fur et à mesure ses procédés avec des ustensiles en main. Cela me surprend à préparer les repas autrement que seul, moi qui me suis débrouillé seul la majeure partie du temps - pour ne pas dire toujours -, à Fairwalk dans le loft de mon père, à parcourir internet afin de me trouver des recettes élémentaires à réussir en toutes circonstances. J'ai tellement concocté mes plats seul que de me trouver subitement en équipe devant les fourneaux me déstabilisait.

« Navré si je ne suis pas très bavard. Je n'ai pas pour habitude d'oeuvrer en groupe, et encore moins de cuisiner avec quelqu'un. »

Autant lui avouer honnêtement dès le départ pour éviter qu'elle ne pense que je ne veux pas m'impliquer ou tout faire et décider seul de la manière avec laquelle procéder dans la sélection des viandes que je prenais en charge après que Mia les ait au préalable triées. Je n'hésite pas à consacrer mon attention, entre deux regards vers la plaine où Hope s'agite autour de bambins, et mon énergie dans les ultimes préparatif avant la première vague annoncée de pique-assiettes. A deux, les échéances nous paraissent plus abordables.

Le jeune homme est partant pour les brochettes. Super ! Comme moi il adore les poivrons et l’idée lui plait. Sa réaction me fait rire. Son enthousiasme devrait nous faire passer un bon moment. Tout en sortant des ingrédients, je le questionne. Quelque part, j’espère qu’il soit là depuis un bail pour me parler un peu des gens mais il est nouveau, comme moi. Je m’empare des poivrons, oignons et aussi d’abricots. Je ne relève pas l’histoire de fille, ça a l’air de le gêner. Même s’il a piqué ma curiosité, je ne veux pas être intrusive. Mais je remarque qu’il cherche quelqu’un du regard. Sans doute la fameuse colocataire. Il y a quelque chose de doux, un peu nostalgique mais plein d’espoir dans ce regard. Je trouve ça romantique.
Je commence à couper les poivrons et il s’excuse de ne pas être très loquace. Encore une fois, il me fait sourire. C’est mignon de sa part.

« Aucun souci ! Ce n’est pas toujours facile de faire la conversation à un inconnu. Surtout, sans se couper un doigt ! »

Les bonnes odeurs de grillades me titillent les narines et les gens commencent à tourner autour du stand, près à nous sauter dessus dès que les premières seront prêtes. Nous nous attelons à la tâche et pour ma part, je n’ai pas de mal à discuter en même temps. Le travail d’équipe, ça me connait. En fait, c’est même la première fois (avec la boutique) que je travaille seule mais je vais pouvoir employer quelqu’un, même deux personnes très bientôt.

« Je suis nouvelle aussi. Trois mois que je suis là. J’ai ouvert une pâtisserie qui fait aussi salon de thé. Normalement, j’ai le tablier salit par les colorants et les crèmes, ça va me changer un peu ! »

Je commence à enfiler poivrons et viande en les alternant. Sur certaines brochettes j’ajoute les oignons pour ceux qui aimeraient. Et j’en fais des sucrées-salées aussi.

« On pourrait aussi en faire des végétariennes ! Personnellement, je ne sais pas me passer de viande mais vu que certains préfèrent. Au salon, je fais aussi des sans gluten et j’ai des recettes végétaliennes. Une vraie galère mais c’est comme un challenge ! Hier j’ai fait des meringues avec des pois chiches à la place des œufs, et bien c’était bon ! »

Je remarque qu’il regarde encore dans la même direction alors je jette un œil. Des enfants jouent et plusieurs jeunes filles s’occupent d’eux.

« Il y a ta coloc ? »

Me voilà trop curieuse.

« Désolée, je parle trop ! Et ça ne me regarde pas. Si je t’ennuie, dis le moi. Je ne le prendrais pas mal. »

Le pauvre, je vais le saouler.
Heureusement que j’ai un boulot ou je vois beaucoup de monde sinon mon débit de paroles dès que je croise quelqu’un serait… infini !

Il a juste le temps de me répondre que nos clients du jour affluent. J'arbore mon plus beau sourire.

En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, Mia m'a attesté de son côté loquace. Je ne suis pas spécialement incommodé avec ce genre de volubilité; c'est plutôt que je n'en ai pas vraiment l'habitude. Peut-être cela est-il sur le point de changer avec la vie commune auprès de Hope, même si nous émettons toujours certaines réserves à plusieurs égards. Pour l'instant, l'harmonie avec Mia ne peut être optimale à cause de ma discrétion verbale.

« Cool. C'est sympa tout ca. »

Son éloquence me force à caser une ou deux expressions au milieu de ses monologues, pour ne pas qu'elle pense que je suis mal éduqué à la laisser parler dans la vide. Pourtant, nous n'en sommes pas loin car Mia déverse son flot de vocables auquel je prête peu de crédit. Je me rends à peine compte de la divulgation de ce salon de thé dont elle est la propriétaire et qui s'avérerait être un lieu captivant pour le grand consommateur que je suis de ce breuvage; certes en sachet d'une marque mondialement réputée. Je manque presque l'information lorsqu'elle me la renseigne. Quand nous viendrons à bout de cette journée accueillante, il me faudrait lui demander son adresse pour que je teste les suggestions qu'elle met en avant dans son établissement. J'essayerai de ne pas oublier de revenir sur ce sujet une fois notre service terminé. Soudain, une intonation investigatrice me fait dresser l'oreille. Le thème est délicat; il concerne mon amour pour Hope que je m'astreins à brider. Je ne m'en suis jamais plaint à quiconque, n'en ai même manifesté la moindre parcelle de ces sentiments qui me rendent en un sens sensible. L'empressement que démontre ma collègue de corvée à s'excuser d'être trop intrusive m'esquisse un sourire, d'autant plus que c'est déjà la seconde fois qu'elle use de pincettes en m'approchant. Je me marre et me laisse à une modeste confession avant de récupérer les rênes de mes déclarations.

« Oui, nous sommes venus ensemble. Ma coloc, mon ex. J'espère un peu plus dans le futur. Bref. Elle a consenti à surveiller les plus jeunes là-bas, dans l'aire de jeux. »

Après tout, la curiosité des gens est un comportement naturel. Il ne tient qu'à nous de dévoiler un pourcentage suffisant pour contenter leur avidité d'inspection de l'autre; mais pas trop pour conserver une distance et une part exclusive appréciable, souvent partagée uniquement avec une seul et unique personne digne de confidence que l'on nomme parmi le gratin de nos relations. L'introduction arrive toutefois à son terme puisque les cliquetis des couverts et l'effervescence populaire s'intensifient. Nous bavarderions plus tard avec Mia si elle le souhaite toujours. Le contraire m'étonnerait beaucoup.

« Ca ne te dérange pas si je m'occupe de servir la viande, et toi tu te charges des crudités et du reste ? »

Il y a deux raisons principales à mon exigence. D'abord parce que naturellement je me suis orienté vers le barbecue pour servir les affamés qui se suivent désormais en file indienne avec leurs assiettes et dont le nombre m'est impressionnant. La concentration ne peut plus nous faire défaut pendant un petit moment au vu de la foule qui se presse de plus en plus abondante. Tripoter les spare ribs, merguez, morceaux de volaille, poissons grillés ou autres côtelettes d'agneau agrémentées de condiments et épices par les subtiles inspirations de Mia; cela me rend plus désinvolte que de manipuler des accessoires dans des récipients garnis de chou, carottes râpées et de mélange pâtes-salade. Je possède moins d'assurance à craindre de maladroitement pincer une poignée, risquant de galvauder une quantité non-négligeable de nourriture. Puis, je reste un homme avec une fierté: entre soumettre des légumes et enrichir l'appétit avec une belle pièce de steak, il y a une sorte de supériorité dans les proportions. Donc qu'elle le veuille ou non, je me suis enraciné devant les exhalaisons provoquées par le charbon incandescent. L'attroupement de l'autre côté de l'équipage nous empêche désormais d'intervertir nos postes.

Je parle, je parle. Mon réservoir à paroles ne se tarit jamais. Il faudrait quand même que j’y aille mollo pour ne pas saouler ce pauvre Alek. Il a beau être poli, je me doute qu’il perd à moitié le fil par moments. Au moins, quand je lui parle de sa coloc il a une vraie réaction. Mon petit doigt me dit que ce n’est pas qu’une histoire de loyer à partager. Ça le fait rire. Va-t-il me servir un mensonge ou se confier ? Ah, il est franc à ce que je vois. Un bon point pour lui. Je souris tendrement. Je trouve ça terriblement chou. Je regarde à nouveau vers l’aire de jeux et vois bien la petite brune qui agite une peluche devant une gamine qui boude.

« Elle a l’air très jolie. Et douce. »

Nous n’en parlons pas plus car les mangeurs commencent à se presser autour de nous. Alek veut se charger de la viande, me laissant les salades and co.

« Aucun souci ! Ça marche comme ça ! »

Je ne voyais pas la chose autrement donc c’est très bien. J’ai un petit pincement au cœur quand je me retourne pour commencer à accueillir nos clients du jour. Alek n’a pas le même âge mais Timmy aurait pu être comme lui. Nous aurions pu avoir ce genre de conversation autour d’un barbecue familial. Je me racle la gorge et ravale mes larmes. Ce n’est pas le moment de penser aux choses déprimantes. Je suis venue ici pour un nouveau départ. Jamais je n’oublierais mon fils mais je dois avancer parce que lui n’a pas cette chance. Où qu’il soit je veux qu’il soit fier de sa maman.

Je commence à servir salades de pâtes, riz ou pommes de terre. Aussi toutes sortes de légumes crus, certains mêmes dont je ne connais pas le nom. Je vous jure ! On me demande s’il y a du canard, je ne crois pas en avoir vu mais je propose de demander au chef directement. Il y a tellement de monde, que je n’ai pas le temps ni le besoin de recouvrir les saladiers d’aluminium : ils se vident trop vite. A un moment donné, je finis par me pencher vers Alek pour murmurer :

« J’espère qu’on ne sera pas en manque… Ils sont encore nombreux. »

En plus j’en ai repéré deux trois qui étaient déjà passés. Je leur explique gentiment qu’il faut en laisser pour tout le monde, mais il y en a un qui n’a pas l’air de cet avis. Il y en a aussi avec quelques exigences. Le nouveau venu est un brin éméché, je n’aime pas ça.

« Et je voudrais un maïs au barbecue ! »

J’hausse les sourcils : le s’il vous plait, c’est une option ? Il se penche en mode beau gosse :

« Et t’as pas un numéro des fois ? »

Je me retiens de rire. Vraiment, il y en a qui ne perdent pas le nord.

« J’en ai un mais je pense que mon mari, et mon fils ne seraient pas d’accord. Hein, fiston ? »

Pourvu qu’Alek joue le jeu. Je n’ai pas envie d’avoir un boulet pour nous perturber. Je ne sais déjà plus ce que la jeune femme à côté désirait. Et ok, j'aurais eu mon fils jeune mais on s'en fiche un peu. Je ne sais même pas si l'homme peut réfléchir jusque là.

Tout se déroulait très bien jusqu'à l'intrusion de cet homme quelque peu bourru qui tente crânement sa chance d'amadouer Mia dans un exercice de drague qui manque clairement de style. J'étais persuadé que mon acolyte pouvait se débarrasser en quelques parades de l'insistant alcoolique, mais je me suis trompé. Enfin, Mia joue la situation de manière théâtrale en m'appelant presque à la rescousse pour chasser le trouble-fête. Sa façon de traiter le problème me froisse quand elle réclame ma connivence; et j'accepte mal le rôle qu'elle me confie qui aurait pu convenir à n'importe qui sauf moi.

« Ow, maman elle fait ce qu'elle veut de sa vie. Elle est grande assez pour ne pas qu'on lui dicte ses choix. »

Je balance mes mots à l'emporte-pièce comme si je ne mesurais pas l'amplitude de ceux-ci au cours de circonstances à évaluer. Brève et spontanée, ma réplique a jasé depuis le fond de mes entrailles pour être régurgitée sans attendre la confirmation de la part de mon esprit. Je reconsidère l'ampleur du lexique utilisé par Mia qui crachait un vocabulaire se référant au thème de la famille. Mari et fils étaient employés par une mère, figure qui aura manqué durant toute mon adolescence puisque cela fait désormais plus de dix ans que nous avons émigré à des milliers de kilomètres de cette épouse infidèle. Je suis parvenu, avec le temps, à atténuer le tas de questions qui m'a empêché de trouver le sommeil durant plusieurs nuits en l'espace d'une décennie et demie. Mais aujourd'hui, beaucoup réapparaissent avec Mia. Un premier soupçon imperceptible avait plu tôt déjà déclenché une évocation du passé pendant la confection des plats, mais là l'implicite ressort fortement pour que je ne maîtrise le malaise qui s'incruste en moi. Le ton désinvolte et cassant ne masque pas le vertige que je combat en rétorquant à Mia. Contrarié, je ne peux que me rendre à l'évidence que mon intervention doit être tout autre que celle que je viens de manifester. L'homme est agaçant; la controverse qu'il crée est malsaine aussi bien pour la bonne tenue de la journée organisée dans le but de s'amuser et de rencontrer des personnes de notre nouvelle ville, que pour la femme avec qui je travaille cet après-midi là. Quoi qu'il en soit, je ne peux le laisser la décontenancer.

« Allez, vire de là, tu vois pas qu'il y a des personnes qui attendent d'être servies? C'est pas les services sociaux ici, allez circule. Bouge! »

Je lutte contre les tourments, tant face à Mia que confronté à l'homme qui s'écarte penaud vers un lieu qui m'indiffère du moment qu'il décampait racoler ailleurs. Je guette la direction vers laquelle il s'engage et que j'escompte lointaine de Hope. Je n'ai probablement pas réagi avec tact, mais ce n'est pas mon problème si cet homme n'arrive pas à se comporter correctement et qu'il me pousse dans mes retranchements. Certes, c'est indirectement que j'en suis venu à réétudier ma mémoire inachevée, mais sans lui le mystère enfui dans mon âme serait resté enterré au lieu de resurgir d'un seul coup pour me torpiller le cerveau comme avant. Animé par la nervosité qui me gagne, je m'ébranle de tremblements inconsciemment contenus. J'ai des fourmis dans les mains et les jambes alors que d'infimes spasmes me remuent.

« Gardons le sourire, Mia, pour servir ces gens. Nous n'allons plus tarder à pouvoir prendre une pause, je l'espère. »

J'aurais préféré qu'elle ne m'appelle pas "Fiston" comme elle vient de le faire. Mais encore une fois, devais-lui en tenir rigueur qu'elle oriente nos échanges sur des sujets qui retracent les grandes lignes brisées de mon existence? Je ne tiens plus le regard dans le sien, de peur qu'elle y lise cette anxiété qui me traverse depuis qu'elle a sollicité ma médiation dans son déplaisir. Je m'évertue à dissiper l'irritation qui a résulté de la scène, et m'applique à faire ce pour quoi on m'a recruté. Cependant, l'embarras ne se volatilise pas. Je cligne fiévreusement des yeux, symptôme de mon indisposition à reconquérir une sérénité nécessaire, et ce qui devait se produire s'est produit: j'ai lâché un pavé rôti avant qu'il n'atteigne sa zone de dépôt au dessus de l'assiette. Peu fier de mon impair, je jure entre mes dents. Je suis tendu mais je veux affirmer que je gère comme un grand qui se récupère de ses erreurs.

« Ca va, ca va. Ca va. »

Je ne suis nullement décontracté. D'ailleurs, personne n'a intérêt à m'importuner car il s'expose à mon aboiement en retour.

Bon, je croyais qu’Alek pourrait me venir en aide et que ça règlerait le problème en deux secondes mais ce n’est pas vraiment le cas. Quelque chose me dit même que d’une certaine façon il m’en veut vu sa tête. Je ne sais pas si c’est à mettre sur le boulot qu’on nous demande en ce moment ou s’il a un problème avec sa mère. Mince. Et le mec qui prend sa réflexion pour un encouragement puisque mon fils s’en moque. Je me prépare à prendre un ton plus sec pour l’envoyer pour bouler mais soudainement, l’attitude d’Alek change et il vient à ma rescousse. Il est dur dans ses paroles et je fais tout pour ne pas paraître surprise. Au moins, le type s’éloigne, on a dû lui couper l’appétit. Alek m’encourage pour la suite. Je souris, évidemment que ce n’est pas ce gars éméché qui va me décourager.

« Oui, happy face ! Et merci. »

Je ne lui ferais pas de remarque. Ce n’est pas mon fils et nous ne nous connaissons pas. Mais je vois bien qu’il est mal, il fuit mon regard. Décidément je ne suis pas la seule dans cette ville à cacher des choses douloureuses. Je m’attèle à ma tâche, cependant ça ne m’échappe pas qu’il est nerveux. Il en fait même tomber de la viande. Je ne sais pas si je dois lui parler mais je tente quand même. Sans le toucher parce que je gèrerais mal s’il me repousse violemment. Si j’ai malencontreusement ravivé ses mauvais souvenirs, je préfère laisser les miens où ils sont. Je lui parle doucement.

« Va prendre une pause Alek. Je peux gérer cinq minutes, et je trouverais bien quelqu’un pour m’épauler si besoin. »

Il y a assez de personnes charmantes pour rendre service, j’en suis persuadée. Après tout c’est une œuvre de charité, non ?

« Tu peux ramener à manger à ton amie ? »

Peut-être qu’elle saura lui faire retrouver sa bonne humeur et chasser les fantômes qui l’assaillent en ce moment.

La tension navigue toujours dans mes veines et mes muscles. J'en suis transi quand Mia me propose une alternative raisonnable à ce qui me parcourt. Cependant, rejoindre Hope pour partager un bref instant et la restaurer s'avère être à double tranchant si mon état m'a rendu à fleur de peau. Je dois aborder chaque mouvement, surtout avec mon ex dont je suis éperdument amoureux, avec prudence pour éviter le faux pas et de la perdre à jamais. Des fourmis dans les jambes, les tempes gonflées d'exaspération, je bronche à peine pour finalement me déplacer. La trentaine de mètres me séparant de Hope me donnait le temps d'avaler de grosses bouffées d'air pour décompresser avant d'être face à elle. Je me torture sur la réponse à Mia.

« Merci .. maman. Je reviens dans pas longtemps. »

Le dire me compresse la cage thoracique, mais je ressens le besoin de dominer ce rappel que ma mémoire me renvoie. C'est à moi de prendre le dessus, par le meilleur moyen que je trouve pour y parvenir. Si mon coeur est lourd - et ma respiration irrégulière -, la légèreté que je tente d'insérer dans la situation en arrondissant les angles me paraît la seule issue. Avec la fuite que cette femme m'autorise. Une aubaine pour reprendre mon souffle et retrouver Hope l'espace de courtes minutes. Je garnis un plateau avec des mets que je présume ne pas me tromper en pensant qu'elle les apprécie, et m'éclipse de mon poste. Je surprends Hope qui me voit surgir avec cette nourriture pour elle, et nous bavardons le temps de la dégustation sur l'avancement dans nos journées respectives. Je ne me régale pas beaucoup de son regard qu'elle conserve en direction des minots qu'elle doit surveiller et dont elle a la responsabilité. Je ne fais que l'écouter pendant que mes yeux retournent en arrière. Au loin, je contemple Mia. Elle est sublime; sa superbe l'est tout autant si ce n'est davantage que ce que représentait ma mère dans ma plus jeune enfance. Les questions que je me pose sur ce que j'ai vécu et sur ce qui aurait pu en être aujourd'hui sont nombreuses.

Je pique, dans l'assiette de Hope, ce à quoi elle ne touche pas. Si je connais approximativement ses préférences dans les viandes et les crudités servies lors des grillades en famille et chez des amis ou connaissances, je ne peux anticiper ce qu'elle choisirait sur le moment même. Alors, elle délaisse quelques pièces car il est vrai que j'en ai mis à ras bord pour ne pas qu'elle doive se satisfaire du strict minimum. La cadence de sa fourchette sur les denrées ralentit jusqu'à ce qu'elle finisse par déposer son couvert en guise de clôture de repas. Je la comprends consacrée à sa tâche et ne tarde dès lors pas à reprendre le chemin vers les fourneaux alors que nous prévoyons de nous retrouver à la fin de cette grande fête. Dans ma tête, c'est le grand remue-ménage qui me préoccupe à tel point que je manque de bousculer un convive que j'ai à peine remarqué sur mon passage. Je n'ai d'yeux que pour celle qui m'a demandé de se débarrasser de l'incongru bonhomme une dizaine de minutes plus tôt, jusqu'à ce qu'elle repère mon come-back. Sa vision déroute la mienne qui se rabat sur ce qu'elle peut, en l’occurrence les restes de viande refusée par Hope. Je passe derrière les tables comme si de rien était et j'éjecte le trop plein qu'un végétarien refuserait instantanément dans les poubelles prévues à cet effet. Sans un mot, je me munis à nouveau des ustensiles qui me servent à transposer les aliments de la taque vers les planches que les passants me tendent pour les ravitailler. Beaucoup sont désormais des visages connus qui viennent raviver leur gloutonnerie. Aux côtés d'une bavarde, j'ai encore la lucidité de lui proposer à mon tour de la relayer, avant qu'elle me demande si Hope s'en sortait, si mon ex avait apprécié ma présence, et toutes des questions dont les réponses m'écorcheraient - mensonge ou semi vérité.

« Prends toi aussi un moment pour manger. L'affluence n'est plus telle, je peux jongler entre les deux services. »

Mia doit se sustenter, mais je ne sais pas, j'appréhende déjà la fin de la journée et demain. Je sais que je ne peux pas me le permettre de le voir ainsi, et pourtant je m'y surprends à le concevoir. Je me restreins à lui porter la moindre attention supplémentaire, m'empêchant de rompre dix années d'abnégation à ce sujet. Si seulement tout pouvait être plus simple à supporter, je formerais un duo de choc avec Mia. J'ai beau me concentrer uniquement sur ce que j'ai accepté de faire, l'indifférence que je souhaite lui porter pour m'aider à traverser cette paralysie n'est pas totale. Elle est toujours là et je sais que cette parfaite inconnue quatre heures auparavant reconstitue tout ce mur abattu au cours de mon adolescence. J'ai l'impression que Mia entreprends de rebâtir un simili de figure maternelle; à propos de laquelle je n'ai aucune idée de quoi en penser ni du choix à afficher. Je force le rictus pour saluer les affamés à qui j'énumère les opportunités à saisir, cuites ou saignantes. Mia est toujours là, indéboulonnable. Devant moi, elle cajole les pommes de terre et fait danser les légumes râpés découpés et proposés sans cesse sur ce ton très généreux, sensiblement ... maternel.

Je laisse Alek faire une pause. Il en a visiblement besoin. Par chance, le flot de mangeurs a quelque peu diminué donc je parviens à gérer. Avec un sourire, on ne m’en veut pas. Les gens sont là pour passer un bon moment de toute façon et ce n’est pas comme s’ils étaient au restaurant. D’ailleurs certains me reconnaissent de la pâtisserie et nous échangeons quelques mots. Quand je peux je jette un œil vers Alek et son amie pour voir s’il a l’air plus relax. A un moment, je relève la tête et je le vois revenir. Je lui souris mais il est perdu dans ses pensées. Je lui fiche la paix et continue à servir. Là, c’est surtout les deuxièmes tours. Les gens sont vraiment gourmands !

La voix d’Alek me surprend au point d’avoir un petit sursaut. Je dois dire que j’ai grignoté quelques trucs et beaucoup léché mes doigts ce qui m’a passé l’envie d’aller me faire une véritable assiette. Et manger toute seule ne me tente pas du tout.

« Je n’ai pas très faim. Ça me fait toujours ça quand je passe mon temps en cuisine. Façon de parler pour la cuisine. »

Au salon je suis pareille. Je passe parfois quatre à six heures à préparer des cupcakes ou des gâteaux d’anniversaire et c’est comme si j’avais mangé. Je me retrouve avec un petit creux vers 15h. Je ne suis pas un bon exemple d’alimentation bien réglée, ni équilibrée. C’est pour ça que je me force à faire un peu de sport plusieurs fois par semaine.

Les minutes filent, les heures aussi. Je sens toujours qu’Alek est braqué et je ne comprends toujours pas ce que j’ai pu faire. Sauf s’il a un problème avec sa mère, un très gros problème qui lui a fait mal prendre ma demande. Quel dommage. C’était bien parti entre nous. Enfin, amicalement je parle ! Il est jeune. Bref. Je ne l’ennuie pas et m’adresse à lui juste pour des demandes liées à notre tâche du jour. Mais je ne perds pas mon sourire. Je ne veux pas casser encore plus l’ambiance.

Finalement, il n’y a presque plus personne et nos stocks sont quasi épuisés. Je me permets une boisson au litchi et un de mes propres muffins rescapé de la foule.

« Je n’ai même pas demandé à quelle heure on débauchait. Tu le sais ? Pas que je m’ennuie mais ce serait sympa qu’on ait le temps de faire un tour et profiter nous aussi. »

Et puis, c’est plus fort que moi. Les non-dits ont failli me tuer alors maintenant je perce les abcès.

« Je suis désolée si j’ai dit quelque chose qui t’a blessé. »

Sa question n'est pas dépourvue d'intérêt même si elle contredit son refus de se prendre quinze ou vingt minutes de répit pour aller manger un bout en arpentant le décor placé pour l'occasion. La plage n'est pas si loin que cela, et même si elle ne revenait qu'après une demi-heure je ne lui en aurais pas tenu rigueur. Cependant Mia était déterminée à rester jusqu'à la dernière seconde qu'elle veut désormais tangible pour se dégourdir les jambes. Je mentirais si j'affirmais également ne pas avoir envie de voir cette journée s'achever sous peu. Je pense que j'attends avec impatience celle de demain pour m'en remettre de cette confusion qui m'aura animé pendant plusieurs heures.

« Nous ne devrions plus en avoir pour longtemps. Tout le monde est repu; plus personne ne semble être en mesure d'avaler quoi que ce soit de plus. »

A peine ai-je dit cela qu'un homme s'approche pour contester mes propos. Le ventre bedonnant, il revient pour la troisième fois avec son assiette vide. La raison est incontestable: c'est un gros mangeur! Sans le juger plus longuement, son passage tombe à pic puisque je dois encore refourguer deux pavés cuits à point afin d'éviter le gaspillage. Je pince son quota de calories au moment où Mia me rabâche ses excuses d'être autant inquisitrice. Alors que je hoche la tête en souriant à Mia pour la rassurer que je ne considère qu'avec peu de méfiance nos discussions, la viande se dérobe de l'étreinte métallique. Ce n'est que par un incroyable réflexe que je lâche l'ustensile - qui s'écrase dans un fracas retenu sur le dallage - pour plonger de la main droite et saisir le steak au vol. Je serre les dents et me tais, avalant ma fierté, quand je dépose le carré sous le nez du quadragénaire pansu. Ce dernier grommelle de mes manières à toucher la nourriture, mais son appétit prend le dessus sur son mécontentement et il ne traîne pas plus longtemps pour réclamer des pommes de terre à Mia dont il s'empiffrera en accompagnement.

Je maintiens les mâchoires soudées, évitant ainsi au moindre hurlement de s'immiscer entre elles. Je ferme les yeux une fois que je ne suis plus sollicité, et une première larme coule à l'extérieur de mes narines. Elle est rapidement suivie d'une autre qui la rattrape dans la descente, puis encore d'une autre. Elles ne seront pas nombreuses, mais elles ne résistaient plus, avides de s'éjecter de leur glande dans mes yeux. J'ouvre à nouveau ceux-ci sur la grille de cuisson où j'avais posé ma main gauche en me précipitant pour éviter que les klinkers ne deviennent écarlate avec le jus de la viande qui s'y serait étalé en touchant le sol. Prix d'un premier étourdissement, je soulève la main collée à la grille. Je la retourne pour constater les dégâts et ce n'est pas beau: mes doigts sont d'un noir rougeâtre par endroits et s'effilent comme du fromage fondu au niveau de certaines phalanges. J'avais senti la brûlure, mais c'est maintenant à voir les conséquences que je suis proche de m'évanouir. Confus, je m'adresse à Mia et veut la rassurer sans pouvoir lui décocher cette fois-ci un sourire qui appuierait ce que j'avance:

« Ce n'est qu'un petit bobo. »

Je reporte mon regard - duquel je tente de retirer tout signe inquiet ou apeuré - vers la paume que je ne distingue plus. Je parviens difficilement à faire bouger mon auriculaire, et je n'ai plus de sensation que dans le pouce épargné par le contact de l'acier brûlant. Pris de vertiges encore plus intenses, je ne désire pas faire une autre bêtise et m'abaisse jusque par terre où je m'assieds grâce à ma main droite qui vient ensuite maintenir sa jumelle au niveau du poignet. Je frotte le côté charbon, mais rien ne s'efface. Je présume qu'il faudra laver à l'eau claire et désinfecter. Des bribes de la journée me repassent et Mia est à côté de moi; j'ai l'impression que je suis protégé. Je ne sais pas comment l'annoncer ni si elle souhaite vraiment ce genre de réponse.

« J'avais 10 ans quand j'ai vu ma mère pour la dernière fois. »

Cette journée aura eu ma peau; psychologiquement et physiquement. Je permets à une seconde volée de larmes de sortir: ce n'est qu'entre Mia et moi, comme c'aurait été entre maman et moi. Elle ne s'appelait pas Mia, mais Mia c'est tout comme si c'était elle. Je veux tout simplement rentrer à la maison, et j'appose ma tête contre Mia pour qu'elle comprenne tout ça.